29 juin 2010

LE PLAC’ART et BERNARD PLOSSU

En marchant dans la rue de l’Ancienne Comédie, à Paris, près et de l’Odéon et du Procope, je me suis arrêtée dans une petite boutique, et d’ailleurs, est-ce ainsi que cela devrait s’appeler ? C’est un couloir ouvert à tous vents, sous un porche. Des étagères et des caisses posées à même le sol regorgent de livres sur la photographie. Cette minuscule librairie, car elle ne doit pas faire plus de 5 mètres carrés, s’appelle, non sans humour," le Plac’Art photo".

En fouillant, j’ai trouvé de nombreux catalogues d’expositions françaises et étrangères et notamment de vieux catalogues des Rencontres internationales de la photographie d’Arles intéressants pour la variété et la richesse des photographes présentés et des thèmes abordés.

J’ai aussi découvert un remarquable livre de Bernard Plossu, The African desert, publié par The University of Arizona Press, Tucson. Une introduction du photographe décrit son rapport au désert qui remonte à ses 13 ans, quand son père l’avait emmené au Sahara. Puis il a fait de nombreux autres voyages, dans le sud marocain , au Sénégal et en Mauritanie, en Egypte et en Syrie. Les photos de ce livre ont été prises dans les années 1970.

Traces de pyramides, ruines d’un village, bergers, jeunes filles souriantes, femmes cherchant de l’eau, hommes marchant à l’ombre des murs blancs, bédouins discutant et leur chameau, rassemblements sous un arbre ou près d’une maison, dans le désert de Bernard Plossu, l’homme est présent partout. Et s’il semble avoir disparu de ce vaste paysage, une bouilloire oubliée sur le sol, un bâton abandonné, empreinte d’un campement déserté le font réapparaître en creux.

Pas de lumière glorieuse, mais des harmonies de noirs, de gris avec parfois l’éclat du blanc d’un mur ou d’un vêtement.

Le temps s’est arrêté et une tristesse émane de ces images qui semblent déjà venir du passé, témoignage d’un monde en train de disparaître.

Le plac’art photo, 5, rue de l’Ancienne Comédie

75006 Paris

C.T.

22 juin 2010

ALBERT ANGELO, DE BS JOHNSON, AUX ÉDITIONS QUIDAM TRADUIT PAR FRANÇOISE MAREL

Déconcertant (de sincérité) dirait un Anglais (de duplicité), cette fiction autorisée par l'auteur lui-même est une plongée dans la vie d'un architecte, Albert Angelo, qui fait le professeur remplaçant dans des banlieues défavorisées de Londres pour gagner sa vie et oublier son amour pour Jenny qui l'a plaqué.

Il est grand, gros, blond, cultivé, intelligent, vif, sensible. Il ne s'en sort donc pas trop mal avec les garnements effroyables qu'il a sous sa férule. Il ne sait pas s'il doit entrer dans sa propre histoire pour oublier son malheur ou s'il convient de sauter ce compromis narratif pour pouvoir faire ressortir l'atroce vérité qui est la sienne. Alors il aligne les procédés littéraires comme on enfile des perles avec talent. C'est drôle et pathétique. Il va jusqu'au trou dans la page "fenêtre sur le futur… pour attirer l'attention sur les possibilités de sa théorie sur la mort et la poésie".

"Lorsque Jenny est partie, m'a trahi pour un infirme à qui elle s'imaginait être davantage nécessaire, ma mère a dit de ne pas m'en faire, qu'il allait peut-être mourir et qu'elle me reviendrait" (page 29).

"J'me réveille avec le gourdin, faut que je soulage ça… J'en suis pas encore au gingembre, je me rappelle qu'après m'être fait jeter par Jenny, ça a duré trois semaines, impossible de bander, ça fait très mal, ça touche au plus profond, au plus fondamental, c'est ce que provoque la trahison sexuelle, elle frappe le principe même de l'homme, l'intégrité elle-même de l'identité masculine. Ah ah ah…". "Je déteste ce genre de femmes, les adeptes du tri sélectif. Je lui donne la chance de bénéficier de la totalité de ma personne, ce n'est pas rien, et elle, elle fait sa mijaurée, OK pour la conversation, OK pour la compagnie, mais le cul, non merci… Je déteste la demi-mesure. Avec moi c'est tout ou rien. Et en général, c'est rien" . "Oh, je sais très bien qu'il vaut mieux ignorer si l'on veut posséder, mais je refuse ce subterfuge". Typique ! ce mec frustré dira la commentatrice attentive.

"Un après-midi, pendant les vacances d'été, on était allés jouer au tennis près de chez elle, les autres nous avaient laissés seuls et j'avais eu envie d'elle toute la journée, Jenny, alors je l'avais prise dans mes bras sans crier gare et l'avais emmenée dans sa chambre, je lui avais fait l'amour rapidement, sérieusement, presque violemment, et je me rappelle qu'elle était tout particulièrement fermée, étroite, ce jour-là, ensuite, elle avait dit, je veux que tu me fasses toujours l'amour comme ça, mon chéri, surtout, ne change rien. Ce qui n'était pas du tout ma technique habituelle, moi qui apprécie tant les formalités, les préliminaires, la tendresse, les innocences, pour elle en revanche, l'impromptu était source de plaisir. Inoubliable ?"

L'architecte souffre, on l'a vu, de stress sexué, ab norme et douloureux. Il souffre de l'inadéquation de sa sensible intelligence avec son corps, excroissance pressée, bousculée par lui-même. Il est tout d'abord son propre oppresseur. Mais le monde le lui rend bien. "Je ramasse de manière totalement compulsive les trombones. La question à poser est plutôt la suivante : dois-je me sentir obligé d'offrir couvert et gîte à n'importe quel bout de ferraille abandonné par hasard (si ç'en est un) dans la rue ?" Grave question. Voilà ce qui arrive quand le poète est obligé de se déguiser en architecte pour trouver un métier de professeur remplaçant dans des zones défavorisées où les élèves sont des caïds effroyables et violents.

"Les poètes sont les seuls encore à éprouver un quelconque intérêt pour la poésie, aucun poète n'a jamais vécu de sa poésie".

"Dans la vie, du mieux possible, il faut que je l'écrive, il faut que j'aiguise la vérité, pas le choix, même si c'est aussi un supplice que d'écrire pour passer le temps dont j'ai trop, le temps dont j'ai plus qu'assez, car pour moi la fin ne viendra jamais assez vite, tant que ce n'est pas moi qui la provoque, mais en attendant il faut que j'écrive pour passer le temps…" .

Il faut noter que BS Johnson s'est donné la mort à l'âge de quarante ans. C'est donc là un roman auto fictif avec de très beaux passages d'une grande simplicité et de belles sophistications tout à fois.

À la fin de l'année, Albert Angelo propose à ses élèves d'écrire ce qu'ils pensent de lui en toute liberté et sans répression. Voilà ce que cela donne : "Ce que je pense de Monsieur Albère (dit Bébert la Morve), faux jeton de Juif , espèce d'enc. de ta Race, espèce de cul cul-le-youpin. Sale chien. En gros, vous êtes stupide et vous êtes un gros enculé de balourd de crétin de youpin à tête de cul". "Il a plus grands yeux grand ventre". "Dé fois, oan suis pas et oan fé comme cil été pas la et dé fois j'medi qu'il doit avoir envi de baiser les bras et de tout laiser tombé mais il père sévère qu'en même". "Il frappe que les garçons, alors j'suis contente de ne pas être un garçon" . "Je pense qu'il est car éman méchan". "Monsieur Albert et gros et il a les cheveux blonds, il se moque toujours des garçons mais jamais des filles parce qu'il choigne trop".

Albert est un immature pressé, sympathique et triste. Tout est possible, il y a une belle liberté pessimiste dans ce livre vivifiant à la sexualité harassée, au coïtus intempestif . Il nous présente une grammaire du monde, incohérente, invisible et tenace.

À la fin, BS Johnson va désintégrer son roman en nous faisant le coup de "voilà comment j'ai écrit ce livre".

"Je ne me suis jamais tapé une fille qui s'appelle Jenny, elle, c'était Muriel qu'elle s'appelait, Muriel… Je suis heureux d'être enfin débarrassé du fantôme de Muriel". Albert Angelo est un foutoir organisé, contemporain, adolescent et violent. Pour BS Johnson, raconter des histoires, c'est raconter des mensonges, et lui veut dire la vérité sur son expérience, sur sa relation à la réalité, sur le fait d'être assis là à écrire, à essayer de dire quelque chose sur l'écriture, sur le fait qu'il n'y aucune réponse à la solitude et au manque d'amour. En ceci BS Johnson est poète car pour lui le poète est « un distributeur de vérité ».

P de B

11 juin 2010

MIGRANTE EST MA DEMEURE , Nils-Aslak VALKEAPÄÄ, éditions Cénomane, 29 euros

Migrante est ma demeure est l’œuvre de Nils-Aslak Valkeapää, qui est, nous dit l’éditeur, « le chantre de la pan-laponie, le chef de file des poètes-sculpteurs et des chanteurs-musiciens sames ». Les Sames, comme je l’ai découvert à cette occasion, sont les gens nés en Laponie.

Ce livre est composé de trois recueils qui ont été publiés initialement avec des couvertures aux couleurs du drapeau lapon : jaune, bleu, rouge.

Le premier, intitulé « les nuits de printemps si claires » évoque dans des poèmes de quelques vers aux mots simples, le paysage, la nature au fil des saisons qui passent.

« Les nuits de printemps sont si claires

si claires

Le cœur solitaire bat la chamade

Ses pensées le brûlent. »

Steppes venteuses, nuit lumineuse de l’été et celle, interminable, de l’hiver, mouettes, cygnes, élans « et ce vieux chien sur le plancher qui s’étire et soupire de plaisir »…

Dans le deuxième recueil, « Chante gazouille Grelot-des-Neiges », Valkeapää fait surgir les Sames d’Antan, peuple nomade et courageux, ceux :

« qui tiraient parti du moindre rien

comme ils savaient déjà

façonner fourrures lacets et mocassins d’été

faire griller sauter sécher

l’appétit venait s’il venait

mais la faim n’avait pas droit de cité… ».

Sagesse et respect du monde qui leur donnait subsistance mais aussi confrontation avec la civilisation dominante du blanc dont le poète ne reconnaît ni la préséance ni le besoin.

Enfin, le troisième recueil, « Une source aux veinules d’argent » parle de différentes populations autochtones, ses frères, les Amérindiens, les Inuits, les hommes du Quart Monde. C’est un hymne à la différence au respect de l’autre, de ses traditions et de ses croyances.

Pourquoi parler de ce livre dans ROBERT LE DIABLE? Valkespää avec sa langue précise et naturelle, évoque et même invoque la nécessité pour une civilisation de concilier valeurs ancestrales et modernité au risque, si elle ne le fait pas, de disparaître. Ne pas se laisser hypnotiser par la technologie sans pour autant refuser le progrès. Cette question est de première importance pour nous aussi et la réponse qu’apporte le poète est une ode à la vie, à la fraternité, à l’amour.

Pourpre vespéral

Des cimes de bouleaux ondoient sur fond de ciel

Un rai de lumière filtre sur le chenal

L’indicible reste inexorable

Malgré tout


Catherine Tourné

7 juin 2010

Les naufragés du fol espoir créé par Ariane Mnouchkine

Le Théâtre du Soleil, dernier rempart d’un théâtre collectif et réjouissant, situé à la Cartoucherie de Vincennes, et créé par Ariane Mnouchkine en 1964, présente depuis quelques semaines son nouveau spectacle : « Les naufragé du fol espoir », librement inspiré d’un roman posthume de Jules Verne. Mais s’acheminer vers le temple de la reine Ariane n’est pas se rendre dans n’importe quel théâtre : le rituel est immuable, et on aime à le revivre inlassablement, d’années en années, de spectacle en spectacle. A la sortie du métro, la navette, un ancien bus vert et blanc aux fauteuils en cuir, attend les spectateurs. On essaye d’attraper la première navette, une heure avant le spectacle ; arrivés à la Cartoucherie, encore quelques mètres à parcourir avant d’atteindre l’entrée du théâtre où nous guette Ariane, en personne. C’est elle en effet qui déchire les billets…car au Soleil, tout le monde fait tout ; ensuite il faut se précipiter pour réserver une place, les billets n’étant jamais numérotés. Une fois cette tâche accomplie, on se restaure dans le grand hall du théâtre, repeint et décoré en fonction de l’atmosphère du spectacle, aujourd’hui à la manière d’une guinguette début de siècle ; les comédiens servent les assiettes ; l’ambiance est joyeuse. Il est alors temps de se rendre dans la salle, au passage, un petit coup d’œil dans les loges des comédiens, toujours à vues, sous les gradins ; les premiers rangs ont droit aux couvertures d’usage, car, malgré le joli temps de ce mois d’avril, « vous risquez d’avoir un peu froid » nous dit-on.

Le spectacle est un émerveillement. Pendant quatre heures et demie, la trentaine de comédiens nous embarque dans un voyage magique. Cela se passe dans une guinguette où une équipe de cinéma, composée essentiellement du réalisateur et de sa femme, décide de tourner leur dernier scénario. On est à la veille de la guerre de 14 et tous les habitués et les employés de la guinguette sont conviés à participer au film. Nous assistons donc au tournage d’un film muet, avec changements de décor, effets spéciaux avant l’heure, l’illusion est créée, magnifiquement. Un rêve d’enfant, un rêve de théâtre.

Les comédiens, comme toujours chez Mnouchkine sont d’une générosité et d’une justesse inégalable et rarement égalées. Pourtant, quasiment muets (puisqu’ils tournent dans un film muet – les mots que leurs lèvres dessinent sont projetés sur un drap blanc), ils investissent le grand plateau du Soleil avec une énergie irradiante. Le public se crée, la communauté des acteurs et des spectateurs vibre et s’émeut à chaque nouvel épisode. Le temps est suspendu et nous comprenons et ressentons tous que nous vivons un moment exemplaire. Un moment grave aussi, car au milieu du rêve, Ariane et sa troupe nous rappellent qu’en d’autres temps une guerre éclata, qu’elle fît des ravages terribles et qu’elle fut l’un des maillons de la seconde qui dévastera le monde encore plus terriblement. Le message est simple, mais parfois essentiel à rappeler : fraternité…observons-nous et respectons-nous les uns les autres et donnons-nous, comme les comédiens le font pendant ce marathon théâtral. Au final, ils sont épuisés et nous les applaudissons sans fin, sans retenue, émus et souriants. Heureux, très heureux.

Tout en sachant qu’il est quasiment impossible de nos jours de produire un spectacle avec autant de comédiens, de décors, de costumes etc. et qu’il est triste de le constater. Tout en espérant que la symbolique des comédiens muets, au-delà de la poésie du procédé, ne soit pas concrètement efficace dans l’avenir : muets parce qu’ils auraient trop parlé et parce qu’on ne voudrait plus qu’ils s’expriment. On ne peut s’empêcher de voir dans ce mutisme la métaphore d’une culture muselée. Ariane résiste, merci Ariane.

Pierre Katuszewski