Le Théâtre du Soleil, dernier rempart d’un théâtre collectif et réjouissant, situé à la Cartoucherie de Vincennes, et créé par Ariane Mnouchkine en 1964, présente depuis quelques semaines son nouveau spectacle : « Les naufragé du fol espoir », librement inspiré d’un roman posthume de Jules Verne. Mais s’acheminer vers le temple de la reine Ariane n’est pas se rendre dans n’importe quel théâtre : le rituel est immuable, et on aime à le revivre inlassablement, d’années en années, de spectacle en spectacle. A la sortie du métro, la navette, un ancien bus vert et blanc aux fauteuils en cuir, attend les spectateurs. On essaye d’attraper la première navette, une heure avant le spectacle ; arrivés à la Cartoucherie, encore quelques mètres à parcourir avant d’atteindre l’entrée du théâtre où nous guette Ariane, en personne. C’est elle en effet qui déchire les billets…car au Soleil, tout le monde fait tout ; ensuite il faut se précipiter pour réserver une place, les billets n’étant jamais numérotés. Une fois cette tâche accomplie, on se restaure dans le grand hall du théâtre, repeint et décoré en fonction de l’atmosphère du spectacle, aujourd’hui à la manière d’une guinguette début de siècle ; les comédiens servent les assiettes ; l’ambiance est joyeuse. Il est alors temps de se rendre dans la salle, au passage, un petit coup d’œil dans les loges des comédiens, toujours à vues, sous les gradins ; les premiers rangs ont droit aux couvertures d’usage, car, malgré le joli temps de ce mois d’avril, « vous risquez d’avoir un peu froid » nous dit-on.
Le spectacle est un émerveillement. Pendant quatre heures et demie, la trentaine de comédiens nous embarque dans un voyage magique. Cela se passe dans une guinguette où une équipe de cinéma, composée essentiellement du réalisateur et de sa femme, décide de tourner leur dernier scénario. On est à la veille de la guerre de 14 et tous les habitués et les employés de la guinguette sont conviés à participer au film. Nous assistons donc au tournage d’un film muet, avec changements de décor, effets spéciaux avant l’heure, l’illusion est créée, magnifiquement. Un rêve d’enfant, un rêve de théâtre.
Les comédiens, comme toujours chez Mnouchkine sont d’une générosité et d’une justesse inégalable et rarement égalées. Pourtant, quasiment muets (puisqu’ils tournent dans un film muet – les mots que leurs lèvres dessinent sont projetés sur un drap blanc), ils investissent le grand plateau du Soleil avec une énergie irradiante. Le public se crée, la communauté des acteurs et des spectateurs vibre et s’émeut à chaque nouvel épisode. Le temps est suspendu et nous comprenons et ressentons tous que nous vivons un moment exemplaire. Un moment grave aussi, car au milieu du rêve, Ariane et sa troupe nous rappellent qu’en d’autres temps une guerre éclata, qu’elle fît des ravages terribles et qu’elle fut l’un des maillons de la seconde qui dévastera le monde encore plus terriblement. Le message est simple, mais parfois essentiel à rappeler : fraternité…observons-nous et respectons-nous les uns les autres et donnons-nous, comme les comédiens le font pendant ce marathon théâtral. Au final, ils sont épuisés et nous les applaudissons sans fin, sans retenue, émus et souriants. Heureux, très heureux.
Tout en sachant qu’il est quasiment impossible de nos jours de produire un spectacle avec autant de comédiens, de décors, de costumes etc. et qu’il est triste de le constater. Tout en espérant que la symbolique des comédiens muets, au-delà de la poésie du procédé, ne soit pas concrètement efficace dans l’avenir : muets parce qu’ils auraient trop parlé et parce qu’on ne voudrait plus qu’ils s’expriment. On ne peut s’empêcher de voir dans ce mutisme la métaphore d’une culture muselée. Ariane résiste, merci Ariane.
Pierre Katuszewski