23 juillet 2011

Voyage au pays des Ze-Ka de Julius Margolin aux éditions Le Bruit du Temps 29 € 784 pages




« Le docteur Julius Margolin, journaliste indépendant, père de famille, citoyen polonais résidant en Palestine de façon permanente, un homme en bonne santé qui n'a rien à voir avec l'Union Soviétique et n'a commis aucun délit contre ce pays, est retenu par l'Armée Rouge sur le territoire polonais, au moment où il s'apprête à regagner Tel Aviv. Son passeport, son visa sont en règle. Après avoir vérifié son identité et constaté qu'il n'est ni espion, ni voleur, ni assassin, on aurait dû le laisser repartir chez lui. Ce livre n'aurait alors pas été écrit et le docteur Julius Margolin aurait conservé jusqu'à la fin de ses jours l'agréable conviction que l'Union Soviétique est un état d'avant-garde de la Démocratie révolutionnaire. Que se passe-t-il, finalement ? Le docteur Margolin est retenu pendant neuf mois, puis arrêté et accusé absurdement d'avoir enfreint le régime des passeports, comme si la détention d'un passeport polonais par un citoyen polonais pouvait être une violation de la loi soviétique ; il est ensuite envoyé dans un camp de redressement par le travail pour une durée de cinq ans. Ceux qui le connaissent perdent sa trace. Deux ans plus tard, il n'est plus qu'un invalide, une créature pitoyable éternellement affamée que ses proches n'auraient pas reconnue. Il est clair que dans les premiers temps, le docteur Margolin est bouleversé, choqué par un tel traitement. Il l'attribuait à une erreur ou un à un échec personnel. Or il constate avec horreur que des masses de gens, soviétiques et autres, se trouvent dans la même situation. Il fait une découverte extraordinaire, à couper le souffle : il ne s'agit pas d'une erreur mais d'un système, d'une forme de gouvernement, et ce dans un État dont le territoire occupe 1/6ème du globe terrestre. Les camps sont une nécessité historique, conséquence inévitable d'un système où le travail est obligatoire".

De ces cinq ans de goulag, Julius Margolin (1900 – 1971) sortira miraculeusement vivant, et Voyage au Pays des Ze-Ka a avant tout été « écrit pour la défense des millions d'êtres enterrés vivants". Ce texte est un constat froid, objectif, documenté, brillant, décrivant la machine inexorable qui a tenu en esclavage des millions d'hommes et de femmes qui n'avaient rien fait pour mériter ce sort et qui sont devenus par la volonté soviétique "absents au monde". Il décrit une organisation systématique mise en place pour asservir, nier et tuer des hommes et des femmes. Les Ze-Ka sont des esclaves, astreints à travailler sans manger à leur faim, et retenus sans espoir de sortir jamais, dans des conditions effroyables et absurdes "ils sont enterrés là, et jamais ne reviendront dans le cercle des vivants".

Des millions d'hommes déplacés, travaillent au-delà de leurs capacités physiques dans le milieu hostile de la Sibérie. De leur travail découle la quantité de la nourrture qu’ils pourront manger : « dans la cuisine, il y avait quatre marmites contenant chacune une nourriture différente. La première, la marmite disciplinaire, était pour ceux qui n'avaient pas accompli leur norme. Ceux qui n'effectuaient pas 100 % de la norme recevaient 500 grammes de pain et, matin et soir une soupe claire disciplinaire. La deuxième était pour ceux qui avaient accompli leur norme : 700 grammes de pain, une soupe le matin et, le soir, soupe et kacha. Ces données datent de 1940, avant l'entrée en guerre de l'Union Soviétique. Après, cela fut pire encore. La troisième marmite, dite "marmite de choc", était réservée aux Ze-Ka qui avaient accompli 125 % de la norme. Ceux qui atteignaient 150 % et plus avaient le droit à la quatrième, à la marmite "stakhanoviste". Les stakhanovistes étaient nourris on ne peut mieux : 900 et parfois même 1000 grammes de pain par jour, deux plats le matin et quatre le soir : soupe, kacha à l'huile, pâtes gratinées ou pois cassés, un petit pain blanc et une boulette de viande. Sous le nom de boulette ou de goulasch, on servait de la viande de cheval pas très fraîche. Le pain noir était la base de la nourriture pour les quatre catégories. Le règlement prévoyait la distribution de matière grasse et de sucre, mais en réalité, on n'en recevait pas ou à peine. La deuxième catégorie avait parfois un peu de poisson salé : un petit morceau de morue, de vobla, de saumon ou même d'une chair que nous ne connaissions pas jusqu'alors : le dauphin. Seules la troisième et la quatrième marmite donnaient en 1940 la possibilité de manger suffisamment. Avec la première ou la deuxième, on était condamné à mourir de faim tôt ou tard".

Seuls les forts pouvaient espérer survivre et Julius Margolin n’était pas fort. Il lui fallut d'abord apprendre à devenir bûcheron et comme il n’était pas très doué, il était systématiquement insuffisamment nourri. De plus, il lui faut craindre les autres prisonniers, les plus jeunes, les plus costauds qui volent le peu qu’on peut avoir. Car la déshumanisation des prisonniers ne se fait pas uniquement par l'exploitation et la faim et, mais aussi par la dépersonnalisation. Personne ne soutient personne, personne n'apprend le respect de l'homme, et les jeunes détenus qui arrivent comprennent très vite que c'est en volant et en attaquant les plus faibles qu'ils arriveront à survivre.

Margolin lui arrivera à s’en tirer car il emploiera les armes de l’intellectuel qu’il est. Il raconte qu’une nuit qu'il était sur son bat-flanc, il se fit voler ses habits, sa nourriture, par un Ze-Ka beaucoup plus fort que lui. D’abord désespéré, il se rend compte que la seule arme dont il dispose est l'écriture. Il menace le détenu d'aller le dénoncer s'il continue. Le détenu continue, alors il écrit une lettre, un plaidoyer extrêmement bien formulé qu'il apporte au chef du camp. Et comme dans le système soviétique, hiérarchisé jusqu’à l’absurde, tout problème doit être transmis à l'autorité supérieure, le chef du camp est dans l’obligation de transmettre toute plainte à son supérieur hiérarchique, à moins qu'il n'ait résolu le problème. Et comme il craint de se retrouver Ze-Ka lui-même si ses supérieurs pensent qu’il ne fait pas bien son travail, il réussit à empêcher que Julius Margolin soit dorénavant volé.
Dans ce monde absurde et violent, la culture n’est pas absente mais c’est une culture pensée comme « hygiène ». Elle est surveillée et organisée par la KVTCH qui serine sans cesse des mots d'ordre obsédants : éditoriaux de la Pravda, musiques de Tchaïkovski, Tue l'Allemand, poème de Constantin Simonov ou Tue, article d'Ilya Ehrenbourg :

« Les Allemands ne sont pas des êtres humains. Si tu n’as pas tué un Allemand par jour, ta journée est perdue… Si tu ne tues pas l’Allemand, c’est lui qui te tuera…Si tu ne peux pas tuer un Allemand avec une balle, tue le à la baïonnette…Si tu as tué une allemand, tue-s-en une autre – à l’heure actuelle, il n’est rien de plus réconfortant pour nous autres que de voir des cadavres allemands. Ne compte pas les jours, ne compte pas les kilomètres, compte une seule chose : les Allemands que tu auras tués. Tue l’Allemand ! C’est ce que réclame ta terre natale. Frappe juste. »

Ce livre est aigu, presque incisif. Il s'agit de descriptions sèches d'un état terrifiant, sèches non pas parce que le cœur y manque, mais parce que la logique implacable du camp et son absurdité sont ressenties à chaque instant et traitées comme un objet de logique insupportablement effroyable. "Dans les camps allemands, on tuait la fille sous les yeux de sa mère et la mère s'éloignait en souriant d'un sourire hébété, un sourire de folle.

Dans les camps soviétiques, on ne connaît pas ces horreurs ; mais eux-mêmes ne sont qu'horreur par leur importance, leur structure solide, leur organisation et le pouvoir de l'état. Les camps soviétiques sont peuplés d'hommes qui, extérieurement, semblent normaux ; mais, à l'intérieur, ne sont que plaies ouvertes".

Pendant ses cinq années de camp, Julius Margolin a écrit trois livres : La Théorie du Mensonge, La Doctrine de la Haine, et De la Liberté. Tous les trois lui furent confisqués et jetés dans la boue. Il écrivait sur le mensonge au milieu du mensonge, sur la haine au milieu de la haine, et sur la liberté alors qu'il était enfermé, en détention. Alors, dès qu'il fut sorti, son seul désir fut de réécrire un livre et de témoigner. Les autres livres avaient été détruits, il fallait en faire un autre. Et comme il le dit si bien, "de même qu'un nouvel amour ne peut remplacer celui que la mort a fait disparaître, un livre est irremplaçable… Au milieu de la cour de la prison de Vologda, j'ai voué une haine éternelle à ceux qui tuent les livres. Malheur au pays où l'on tue les livres !"

Depuis qu'il était libre, Julius Margolin vivait au bord de la mer, avait de quoi manger, personne pour le surveiller, et chaque jour à l'aube, vers quatre heures en été et six heures en hiver, à l'intérieur de lui-même, la sirène hurlait l'appel au travail dans des milliers de camps dissimulés sur l'espace infini, de l'Océan Arctique à la frontière chinoise, de la Mer Baltique à l'Océan Pacifique.

Ce livre, que je vous invite à lire, ne remplira pas sa mission s'il ne transmet le sentiment vivant de la réalité des camps qui existent, aujourd'hui comme hier.

Il ne faut pas se tromper, dit Julius Margolin, il ne faut pas confondre les camps soviétiques avec ceux de Hitler. « Il ne faut pas excuser les camps soviétiques parce que Auschwitz, Majdanek et Treblinka furent pires. Il faut se rappeler, les usines de mort de Hitler n'existent plus, elles ont passé comme un cauchemar et sur leur emplacement s'élèvent les monuments au-dessus des tombes des victimes, mais aujourd'hui, il y a encore et toujours des goulags, tends l'oreille, et tu entendras comme moi, chaque matin à l'aube, venant de loin : debout !"

Ce livre est écrit pour la défense de millions d'êtres enterrés vivants. Lisez-le.

P. de B.

21 juillet 2011

Mystique, Joë Bousquet Extraits

JE VEUX QUE MON LANGAGE DEVIENNE TOUT L’ÊTRE DE CE QUI, EN MOI, N’AVAIT DROIT QU’AU SILENCE

…………

A vingt ans, j’ai été détruit par un coup de feu. Mon corps était retranché de la vie ; par amour pour elle, je rêvai d’abord de le détruire. Cependant, les années, qui me rendaient mon infirmité plus présente, enterraient mon intention de me supprimer. J’avais été le blessé, je devenais déjà la blessure. J’ai vécu dans une chair qui était la honte de mes désirs.

……….

Il m’a parlé d’une leçon qu’il avait reçue d’un brin de lavande… Il écrivait, le matin, sans entendre monter de la cour les voix des enfants… Mais les paroles qu’on prononçait sur les balcons venaient jusqu’à lui. Ainsi entendit-il une femme dire que la lavande fleurissait, quand c’était aux nuits de s’allonger aux dépens du jour, et qu’on voyait bien que la couleur de ces fleurs était faite avec la jolie nuit du matin.

19 juillet 2011

deux textes tirés de Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé

sentir éclater

en nuit

le vide immense

produit par ce

qui serait sa vie

parce qu’il ne

le sait pas

qu’il est mort

éclair ?

crise

douleur

:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::

pour ne plus le voir

qu’idéaliser –

après, non plus lui

vivant là – mais

germe de son être

repris en soi –

germe permettant

de penser pour lui

- de le voir


Pour un tombeau d'Anatole est un projet de livre que Mallarmé voulut écrire à la mémoire de son fils défunt à l'âge de huit ans. Il n'y arriva jamais, restent les fragments qui par leur forme inachevée restituent avec une force poignante les sentiments désolés d'un père impuissant.


Point/ Seuil 350 pages, 8 euros

10 juillet 2011

deux photos et un poème



Je suis venue d' Afrique,

à pas comptés, à vols furtifs.

Personne ne m'attendait.

Ici, enfin, ma beauté se fait jour

et les yeux, tous ces yeux se dardent sur mes plumes.

Oh! Sauvagerie des regards plantés sur mon corps émacié.


Catherine Rodière Rein


4 juillet 2011

Le roman de Renart: Le puits de Jean-Marc Mathis ( scénario) et Thierry Martin ( dessin),chez Delcourt Jeunesse, 2008 (9,4O euros)






L’une de trois merveilles parues à ce jour de ces deux auteurs, l’un étant l’autre dans le nouveau blanc d’autour de leur bande enfin dessinée, puisque le texte estt l’image et l’image le texte, le même lieu, les même sobriété, la même élégance, même clarté; le même lieu est des vignettes sans bord que leur étendue, une phrase et un dessin, de sorte aussi que partout dans les pages le blanc qui sort du dessin le dessin le touche, le longe, et le blanc en bien des endroits, on dirait partout, entre dans l’image et se mêle au dessin (par exemple quand le blanc - blanc ou crème - dessine les lumières), et au blanc des bulles et du texte, et le trait d’autour des vignettes c’est les contours des personnages (et autres arbres) [après l’image 1 de couverture, l’image 2 de page 21].
Puisque je veux toucher brièvement l’ouvrage, j’ai choisi, découvert, l’exemple de 2 vignettes de cette page 21 [images 3 et 4] : dialogue entre l’oiseau Drouineau et le chien, 2 vignettes intercalées en hauteur, images ainsi arrêtées, s’ouvrant aussi à tout le blanc, qui est du discours : dans l’image 3 la case est dans son blanc et le blanc autour et à gauche, à droite l’oiseau s’envole et le ciel est dessiné pour le recevoir; puis dans cette lecture gauche et droite on continue de longer la vignette perpendiculaire, le lieu de la planche; donc peu après, après une nouvelle scène d’intérieur, le retour de l’oiseau s’interrompt soudain, mais longuement, dans le blanc (chien et blanc et paroles mêlées “familièrement”, leur noir, au noir des coutours, et dans l’arrêtée du blanc de la vignette, vignette et planche, un arrêt du récit.
J’ E