2 mars 2014

Mémoire tuméfiée - Colette Klein
Éditinter éditions
Poèmes – 2013 – 15 euros


Le titre s’accroche à l’agonie, angoisse des impossibles retours.
Oubli rendu inopérant… oubli, pardon.
Quel oubli ? Quel pardon ?
Colette Klein, dans ses écrits, redit à satiété la dévastation. Cette mémoire au visage marqué des corps inguérissables. A quoi bon courir, on ne peut pas partir.
Ni cœur, ni arbre simplement les oiseaux qui s’égosillent dans les frondaisons. D’ailleurs sur quel terreau les forêts poussent-elles ? « Les camps demeurent ouverts » « Il ne sert à rien de….»

Méchante ritournelle qui nous hante. Le texte d’une évidente beauté. « Des charniers remontent sans répit »
ne sert à rien de briser les miroirs (Akhmatova).
La poésie est entrée dans le miroir Colette Klein nous prévient : il est déjà trop tard. Néanmoins, elle ne cesse de « réapprendre le vide » et d’habiter ce mot considérant tout de même la progression des arbres et le cri des oiseaux dans le ciel.
« Oublier que l’on vit permet, peut-être, de vivre ». On est aux antipodes de l’hédonisme zen du « respirer », « du cool ».
Mémoire tuméfiée n’est pas un ouvrage « gemütlich ».
« Ni la nuit ni le feu
n’écrivent les poèmes ».
Colette Klein est dans la nuit et dans le feu, à ce titre il convient de saluer sa ferveur.
Le poème est consubstantiel en ce qu’il «  fortifie le silence », la nuit se charge de « brûler le manuscrit » de l’oubli. Ainsi dans un va-et-vient permanent entre l’impossible et la mort, la mémoire tuméfiée souffre, mais vit encore avec une hargne désespérée « pour boire d’un coup tout ce noir qui assiège le monde ».
La poésie, disent certains, commence par la haine de la poésie « Il ne sert à rien d’écrire. » Rien à perdre, c’est un pari. Nous sommes mutilés, tuméfiés.
Y -a t-il même encore matière à pardonner devant l’état du monde ?
Dieu pourrait pardonner, mais le veut-il ? Le peut-il ? Lévinas l’a dit, enseigné même.
Tout disparaîtra. Jusqu’à cette belle poésie qui semble paradoxale, nouée et vivante tout à la fois dans son amertume terrible.
« Tout disparaîtra,
y compris la fougère et le chêne »
qui ne sont pas des vanités bien au contraire, l’ecclésiaste enraciné. Rien n’est vanité, mais tout partira « Des brouillons de nuit tombent au fond des verres ». C’est une poésie de l’effacement, de la disparition. Colette Klein est le gardien des fantômes.




Je ne résiste pas à citer la belle page 48 : 
« Dans la forêt, je mène mes fantômes voir à la lumière diffuse des fougères.
Je les enferme dans le premier arbre venu, éclaté sous les nuages.

Puis, j’incendie le chemin
         afin que personne, jamais, ne sache que mon silence
         camoufle des mots et des mots,
         entassés comme des fagots inutiles.

Des mots parasites et qui troublent l’ordonnance des pierres ».

Il y a une résistance de l’écriture de Colette Klein, ne fond pas, ne se consume pas, se meurt frappée au visage et cette mort, en acte, est poésie « nourrie de cadavre, la mer ne vieillit pas » sorte de désillusion du monde déjà asséché. Comment écrire, créer, après la Shoah, après Staline, le Rwanda, le Cambodge, la Syrie…

Cela ne sert à rien et pourtant.
« Le plus exigu des livres ouvre sur la mer » La mer, la mère, le livre de Colette Klein funambule ouvre sur la mer.

L’énigme des oiseaux suspendus au-dessus qui meurent presque aussi vite que des papillons que l’on oublie et que l’on ne pleure jamais.
Trop tard.

Tu relies ton chant saccadé, scandé d’impossible à ces oiseaux passant au-dessus des cimes des arbres et des effroyables fumées. Tu désespères d’attendre en étant l’invivante alors même que les années défilent en certitude d’avoir encore à vivre, ayant déjà malgré tout vécu « Il est déjà bien tard », pourtant l’étouffement ne vient que très progressivement avec une lenteur torturante. Il y a cette harassante remontée, des charniers que l’on ne peut, ni n’ose remettre, oublier « cela ne s’efface pas ».

En lisant ces beaux poèmes éprouvants et vivants, réalisé qu’il était encore plus difficile de mourir « avec » une raison que « sans » raison (y-a-t-il même une raison quand il y en a une ?) Cette ignoble et impensable haine raciale qui a constitué la Shoah subsiste en ceux qui sont venus après et qui ont continué ou leurs enfants, survivants à la mémoire tuméfiée. Héritant de cela, n’ayant alors qu’un seul devoir de mémoire : « s’effacer dans le rien, disparaître, inhabiter la vie ». Ceux-là (Primo Levi) voudraient s’en détacher et tenter de vivre mais toujours façonnés, détruits, assassinés, brûlés, tués, gazés pour rien, mais non pas sans raison. Ne le peuvent.

Les arbres et les oiseaux demeurent et grandissent. Nuit achevée, silence qui ronge et dissout les anciennes peurs. Il faut résister à cela, pas de pardon à titre provisoire.



Paul de Brancion