2 janvier 2012

Ma Mor est morte, de Paul de Brancion (éditions Bruno Doucey) Lettre, entre masque et manque Evelyne Morin


Ma Mor est morte, dit le titre.

Homophonie qui ouvre le jeu, en même temps que l’œuvre.

Ma mort est morte, pourrait-on entendre.

Avec la lettre manquante t dont la béance ouvre sur tous les possibles : si « ma Mor est morte », « ma mort » l’est-elle aussi ? Est-ce que je peux vivre enfin ? Me donner naissance ?

Par la délivrance de l’écriture : les mots tranchant le cordon ombilical avec la Mor morte.

Pour cela, il faut créer sa propre langue, qui ne sera pas celle de Mor : « Qui m’a donné la langue en quoi je me débats ? Mor. » Entremêler les langues, donc – français, anglais, danois – pour ne pas parler la langue maternelle, langue mortelle : « Massive Mor er væk nu. Det trøster mig ikke. My pledge is devant moi. Je suis extremely surpris by my emotion. I do nearly cry. Comment pleurer ainsi cette femme qui a si furieusement ødelagt alt omkring her ? »

Comment parler ? Car parler est une nécessité vitale. Parler pour ne pas étouffer. Parler, même si, une fois écrits, les mots apparaissent en deçà de la violence qui les a produits, l’ordre des mots étant incompatible avec le chaos. Alors il faut piéger la parole : l’obliger à jouer double, triple jeu, dans la multiplicité des traces et des vides.

Pour que la vérité cesse de fuir. De cette fuite emblématique de l’histoire familiale. Ainsi, du père, et de « l’histoire mensongère qu’il commençait à raconter afin de mieux s’échapper. » De la mère : « C’était une mère fuyante. » Du fils : « mais quand j’avais vingt ans j’ai fui, je me suis sauvé et cela m’a sauvé. » « je devais fuir cette vieille famille sénile, fuir là-bas, fuir. »

Car la fuite est survie. Quelle vérité est-elle si dangereuse qu’elle ne puisse être dite ou entendue qu’au risque de mourir ou de provoquer le meurtre (mord) de l’autre ?

A l’origine est l’origine inconnue.

« Ma Mor ne savait pas qui était son père. » De quel nom le nommer, si c’est la mort qui est au bout ? « Père/Far/Father/Papa/Daddy/Dad/Mort». La multiplicité des signifiants enlève toute valeur au signifié, le renvoyant au néant de l’innommé.

« Qui fut mon père sans nom ? » se demande aussi le fils, une fois que Mor est morte. Et pourtant, dit-il au moment de clore le livre : « Je suis né et mort le jour où je suis devenu père. » Donner la vie ne peut qu’être lié à la mort.

D’avoir dit la défaillance originelle, d’avoir dit l’indicible a-t-il tué la mère, comme Hamlet tua Gertrude de lui avoir donné à voir ce qui ne devait pas être vu ? « Elle cherchait ce que je lui avais dit. Elle l’a entendu. Sauf qu’elle en est morte, peut-être, peut-être pas. »

Au risque de la mort, il fallait, il faut, dire la violence d’avoir vu l’obscénité, l’obscénité de Mor ; et dire la violence de l’obscénité d’avoir vu. Celui qui voit est aussi coupable que celui qui montre. Représentation spéculaire qui ne peut laisser indemnes ni l’acteur ni le spectateur. Il y a ici une mise en abyme de la scène, sorte de scène primitive à laquelle convient inconsciemment Mor puis le fils, qui à son tour nous donne à voir : « cette ogresse-là, furibarde, chantant la vie à gorge déployée. Effroyable spectacle reproduit sous nos yeux incrédules. Nous qui fûmes spectateurs bafoués de cette farce obscène. »

Ne pas mourir de voir. Sauf à nier avoir vu en Mor une femme. Sauf à nier toute filiation avec elle : on ne peut être que l’enfant d’une femme. Or « Mor n’était pas une femme. »

Comment être « Fils de Mor ! » Fils de Mort ?

Fils de Mor/Mort peut s’entendre comme fils qui reçoit mais aussi comme fils qui donne la mort : « la vérité au risque du meurtre. » Avec la culpabilité d’avoir enfreint l’interdit : « La petite Mor est morte, double deuil. Mor, mord, morsure, remords. » Car l’affrontement entre la « mère » (bien que ce mot ne soit jamais inscrit tel quel dans le texte) et le fils est un corps à corps sans merci. Hamlet provoque la mort de Gertrude mais celle-ci ne partira pas seule dans la mort.

Donner à voir, c’est aussi faire que cela qu’on voit n’ait pas (eu) lieu. Ainsi l’évocation de la fausse mort de Mor, « Cette nuit cauchemar, cauchemère», dit-elle la répétition du « grand passage». Plus que la scène primitive, la mort est le spectacle impossible à regarder. Aussi impossible que celui de sa propre mort. Reste la re-présentation de la mort pour conjurer celle-ci. Se faire démiurge pour enfin avoir pouvoir de vie et de mort.

Et pourtant, cela est. Cela a été : « et que ma maman est morte, il y a deux ans et c’est exactement comme si c’était hier. » Alors le titre Ma Mor est morte tel le « Aujourd’hui maman est morte » de L’étranger dit la réitération de la mort à l’infini, à la fois passé composé et présent, afin de délivrer Mor du temps.

Ce qui est un acte d’amour pour combler le manque : manque de la Mor ; manque de l’amor.

Ce livre est un adieu d’amour post mortem, réponse à l’au revoir de Mor : « Elle m’a dit au revoir. J’ai reçu son adieu mais je n’y ai pas répondu, je n’ai rien dit… » Silence masquant l’interrogation déchirante, impossible à énoncer, sinon outre-mort : m’a-t-elle aimé ? Mes parents m’ont-ils aimé ? Se sont-ils aimés ? Est-ce que je peux m’aimer de cet amour manquant ? Alors, il faut signifier l’amour dans les manques, dans les interstices des lettres, dans la polysémie des signifiants : Ma Mor, M’amor est morte. Mon amour est mort(e).

De le lui dire, maintenant, toujours, conjure le « Never, never Mor, never Mor » du texte antépénultième, faisant advenir l’écrivain à sa langue.


Evelyne Morin