11 juin 2011

Un trou dans la mémoire

Il n’y a vraiment pas de quoi se tuer…

C’est la vie.

Non, ce n’est pas la vie.

C’est la peur.

Ainsi parle le poète Ivan Chtcheglov.

Et son visage tout à coup se tourne vers l’interlocuteur invisible, venu dans l’asile écouter le poète interné.

Enregistrer sa voix, son visage en gros plan.

Ses sourires, sa voix, ses silences aussi et ce quelque chose de tremblant, d’amusé qui se glisse entre lui et ses paroles.

Sa bouche.

On ne sait pas s’il lit ou s’il improvise ou encore récite ce texte étonnant qui fait dialoguer un malade et un bien portant.

On ne sait pas non plus d’où est venu celui qui enregistre.

On ne sait rien.

Juste ce visage en gros plan et sa voix.

Et puis sur le côté gauche, donc l’épaule droite du poète, un trou et une couture qui s’effiloche près du cou.

Le poète Ivan Chtcheglov porte un vêtement en mauvais état.

Rien à déduire pourtant. Ou si peu.

Le poète Ivan Chtcheglov aimait peut-être porter des habits usés, comme d’autres artistes. Une corde pour ceinture, de vieux souliers. On a tous, du moins certains, des habitudes de cet ordre. Plus ou moins visibles. A cause d’un attachement. Du confort parfois procuré par ces vieilleries. On n’a pas besoin de s’en expliquer.

On se dit ça. On se souvient d’avoir aimé jusqu’à la corde certaines chaussures. Presque de manière maniaque.

C’est pourquoi le poète Ivan Chtcheglov porte ce pull troué.

C’est pourquoi le poète Ivan Chtcheglov est interrogé.

D’ailleurs, l’enregistrement a été fait dans un asile psychiatrique.

On se souvient de ses mots : rien de plus dangereux que le il.

Or, aujourd’hui, en France, c’est le je qui est mis à l’index.

Ou en exergue.

Et là, le poète au pull troué accuse le pronom personnel de 3°personne.

Est-ce parce que les infirmiers parlent du malade de cette manière ? Il refuse de…Il a dormi…ou il accepte la douche…

Il : un danger.

Tu ou vous, la présence ?

Le poète Ivan Chtcheglov fait de la grammaire une arme contre la folie qui l’entoure et a troué jusqu’à son pull.

Celui qui a enregistré la voix, le visage, le trou dans le pull est venu du dehors. Qui est-il ?

On ne connaît que l’identité de celui qui est à l’intérieur : du cadre, de l’image, de l’écran, de l’asile. On sait aussi qu’il parle français. Malgré son nom russe. Ce qui nous donne peut-être un indice sur le lieu où a été fait l’enregistrement. Mais non, fausse piste. Un asile psychiatrique français. Pas le Goulag. Le visiteur, lui, est reparti vers le dehors.

La voix perce l’image. Le son traverse la frontière. La mort même puisque Ivan Chtcheglov est mort. N’en est pas sorti vivant.

Tandis que, nous, nous vivons à l’extérieur du monde clos que la voix du poète troue.

J’apprends ensuite qu’Ivan Chtcheglov se faisait appeler Gilles Ivain. Vivait en France.

Etait proche des situationnistes et de Debord. Est mort en 1998. Une question demeure : pourquoi ce changement de nom ? Il y en aurait d’autres, mais elles aussi sans réponse.

Ce qu’on sait. Ce qu’on ne sait pas.

Par exemple, il y a un peintre qui traverse les frontières, vit un peu partout en France, au Blanc, à Céret, à Paris et ignore que Jean-Sébastien Bach est mort depuis plusieurs siècles quand il demande au disquaire si le compositeur dont il sait seulement qu’il a aimé sa musique compose encore. C’est un étranger.

L’homme a un accent et porte des vêtements visiblement usagés. Mais il peut payer.

Le disquaire, interloqué, lui demande après que l’inconnu a acheté la série de 33 tours de la sonate de Bach qu’il aimait, (Sonate in G Minor, BWV 1029), s’il veut être tenu au courant des parutions musicales. L’homme acquiesce et le disquaire lui tend alors un papier pour qu’il y inscrive son nom et son adresse. Ce qu’il fait de bonne grâce, rapporte le fils du disquaire.

Chaim Soutine, lit le disquaire.

Un peintre, un poète.

De l’un, on a les couleurs, la violence peinte, ce rouge qui brillait. Le nom d’une œuvre.

De l’autre, on ne sait presque rien, images sur l’écran, sa voix, un trou sur son pull.

Il n’y a vraiment pas de quoi se tuer…

C’est la vie.

Non, ce n’est pas la vie.

C’est la peur.

Mémoire trouée.

Vêtement usé.

Sylvie Durbec