La lecture est un exercice de jeunesse appris dans les chambres froides de mon enfance.
C’était au temps où je passais les après-midi de mon adolescence le regard absent à fixer les étagères vides de la bibliothèque familiale. C’était au temps où la ville aux intonations borroméennes grossissait à une vitesse incontrôlée, vomissant du béton armé au coin des rues sous le regard obscène de quelques passants. Je devinais derrière le rideau tiré du bavardage ambiant, le privilège et le bonheur de la solitude. Je cavalais au plus loin de l’incompréhension environnante et je lisais quelques pages de. Gide. Dostoïevski. Leopardi. Montale. Assis sur le bord du sentier périphérique. Allongé dans la cour municipale de la bibliothèque cadastrale. Installé inconfortablement dans la courette pénitentiaire de l’immeuble d’en face. Jamais tout à fait emballé par le roman d’aventure roman de genre roman tout court. Jamais tout à fait épris d’illusion. Jamais cru d’une fiction qu’elle fictionne réellement. Cloué au sol. Fermé à double tour dans les caves pourrissantes des années 1990, je lisais tout simplement.
Je marche aujourd’hui au pas d’une inexistence silencieuse. Un livre à la main une valise dans l’autre. Je parcours les chemins sombres d’un être que je ne suis pas. Frôle de ma propre personne l’impouvoir et l’incroyance. Découvre d’une lecture quotidienne l’expérience d’un vide sidéral, d’une absence certaine.
Il n’est pas de mots qui vaillent ni d’histoire qui tienne. Il n’est rien qui advienne rien qui m’appartienne.
« En fait toute fiction est fiction. Tout art est mensonge. Le monde de Flaubert, comme celui des grands écrivains, est un monde imaginaire, qui a sa propre logique, ses propres conventions, ses propres coïncidences...Toute réalité n’est qu’une réalité comparative ; toute réalité donnée, la fenêtre que vous voyez, les odeurs que vous percevez, les sons que vous entendez, n’étant pas seulement dépendante d’une sommaire acceptation des données des sens, mais dépendante également de divers niveaux d’information. Flaubert peut avoir fait figure d’auteur réaliste ou naturaliste il y a cent ans…Mais le réalisme, le naturalisme ne sont que des notions comparatives…Les "isme" s’en vont, les "istes" meurent ; l’art demeure » (212-213).
De l’œuvre je ne retiens que l’enchainement poétique, le débordement stylistique, le déplacement sémantique.
J’exècre l’universel et l’invariant ; l’imagination, les mystères et les symbolismes mal dissimulés la morale de l’histoire avant tout.
« Je tiens tout d’abord à insister sur un point essentiel : si "Jeckyll et Hyde" a jamais été dans votre esprit une sorte de roman policier, ou un film, je vous en prie, oubliez complètement, chassez de vos mémoires, effacez, désapprenez, consignez à l’oubli toute idée de ce genre…Franchement, je ne suis pas de ces professeurs qui se vantent naïvement d’aimer les romans policiers – ils sont trop mal écrits à mon goût et m’ennuient à mourir. Et l’histoire de Stevenson…ne tiendrait pas debout en tant qu’histoire policière. Ce n’est pas davantage une parabole ni une allégorie, car ce serait, dans un cas comme dans l’autre, une faute de goût. Elle possède cependant un charme particulier et bien à elle, si nous la considérons comme un phénomène de style » (252).
Il me tarde de déserter le commentaire de l’œuvre, l’enseignement, l’éthique, le postulat, l’éjection critique. De l’instant de compréhension j’oublie la prétention et l’arrogance et m’oublie au passage ou tente de. Je vogue sur les mots, consonne les pages d’un souvenir qui s’enfouit demeure absent à ce monde grandeur, tourne la page, recommence.
Je ne retiens de la lecture que la lecture elle-même et je me souviens.
C’est la leçon de Nabokov.
Littératures de Nabokov nouvellement paru dans la collection Bouquins contient ses conférences et textes sur Flaubert, Dickens, Stevenson, Tolstoï, Gogol, entre autres. L’ouvrage est précédé de la brillante et stimulante préface de Cécile Guilbert.
Massimo Prearo