Slate.fr
Thomas Deslogies — 8 mars 2018 à 15h17 — mis à jour le 8 mars 2018 à 16h21
Voilà vingt éditions que la manifestation annuelle du Printemps des poètes célèbre l’art du vers dans tout le pays. Mais, entre indifférence générale et désaccords de fonds, tout est loin d'être rose au pays des poètes.
La scène se déroule le jeudi 1er mars. Comme chaque année avant le Printemps des poètes, le Ministère de la Culture organise une conférence de presse censée introduire l’événement dont la vingtième édition a officiellement débuté deux jours plus tard, avec « L’ardeur » pour thématique affichée. Mais alors que la Garde républicaine accueille les invités en grande pompe dans une cour aussi glaciale que le reste de la France ce jour-là, le comédien Jacques Bonnaffé craque littéralement : «MAIS ELLE EST OÙ, MAIS ELLE EST OÙ LA POÉSIE?», se met-il à hurler le poing levé tandis que les trompettes militaires jouent encore.
L'insurrection
Si
Le Figaro, évoquant cette scène, se contente d’opposer « l’anarchisme » de
Jacques Bonnaffé à « l’harmonie claire » de la cérémonie, cette effusion
verbale illustre pourtant une division rarement formulée mais bel et bien
présente dans le petit monde de la poésie.
C’était
certes la première fois que la Garde républicaine ouvrait ainsi la
manifestation annuelle, une mise en scène imaginée par Sophie Nauleau, nouvelle
directrice artistique de l’événement et précédemment chargé de l’émission « Ça
rime à quoi » sur France Culture. « Une très mauvaise surprise », jugent
plusieurs invités, étonnés de cette étonnante association entre poésie et
musique militaire.
Nombreux
sont ceux qui nous disent a posteriori en avoir pensé autant que Jacques
Bonnaffé et évoquent une véritable « calamité », introduction et conférence
comprises, même si l’acteur fut le seul « à avoir ouvert sa gueule ». C’est que
ce dernier, qui récite quotidiennement des poèmes sur France Culture
(décidément) et qui fut le parrain de l’édition 2015 de la manifestation, alors
sous le signe de « L’insurrection » (la meilleure édition pour beaucoup), n’est
pas du genre taciturne.
17e
Printemps des Poètes par Jacques Bonnaffé. Via YouTube.
Mais
cette année, pas de place pour l’insurrection, le comédien a été prié de quitter
les lieux et n’a pas pu assister à la conférence de presse. Jacques Bonnaffé
condamne « une attitude de gendarme indigne de représentants de la poésie ».
Sophie Nauleau minimise l’événement, lui prêtant des intentions plus « intimes »
que poétiques et soulignant qu’il s’agissait de la première fois qu’une
inauguration du Printemps était ouverte à tous (ou presque…), assumant au
passage l’exfiltration du gueulard «qui avait le droit d’exprimer sa colère
mais qui perturbait une cérémonie millimétrée et très sécurisée».
Elle
aurait préféré que Jacques Bonnaffé « fasse du Jacques Bonnafé » et se mette à
réciter un poème, avant d’ajouter que selon elle Rimbaud, lui, «aurait adoré»
la cérémonie, notamment les maréchaux forgeant du fer en métaphore appuyée du
thème ardent de cette édition. Hum, le même Rimbaud qui, lui aussi, s’était
fait éjecter d’une réunion du cercle des Vilains Bonshommes en répétant «merde
!» tout le long d’une de leurs récitations? Pas sûr...
À
LIRE AUSSI Rimbaud : la photo qui retouche le mythe
Malaise
En
tout cas, à en lire les quelques articles de presse et autres interviews
accompagnant traditionnellement le début des festivités, tout va bien sous le
soleil du Printemps des poètes. Le renouvellement de la direction est à peine
évoqué et semble ne rien changer à la ligne (trop ?) générale qui veut tout
simplement que la poésie soit célébrée partout en France et considérée comme un
art majeur. Il suffit pourtant de gratter quelque peu pour que les langues se
délient.
L’annonce
de Sophie Nauleau à la direction artistique du Printemps, en remplacement de
Jean-Pierre Siméon, a par exemple fait grincer bien des dents.
Quel
est le problème ? Pour bien comprendre, il faut savoir qu’il est reproché
depuis plusieurs années au Printemps d’être de plus en plus sous la coupe de la
maison Gallimard, plus précisément de sa collection Poésie, dont le rôle passé,
notamment à l’époque surréaliste, fut effectivement conséquent. Mais ce temps
là commence à dater.
Une
autre maison d’édition poétique nous précise qu’en poésie, « Gallimard ne
produit quasiment plus rien, les quelques auteurs sont soit rachetés parmi les
trouvailles de plus petites maisons, soit, pour ainsi dire, des proches. À cela
s’ajoute par-ci par-là un rebelle ou un Syrien, mal vendu, et l’affaire est
jouée ». Voilà qui résume les quelques points de tensions : le rapport aux
supposés « petits » et l’entre-soi persistant en haut de la France des poètes.
Un
entre-soi qui, une fois formulé, est assez frappant : Jean-Pierre Siméon, qui
dirigeait donc le Printemps des poètes jusqu’à l’année dernière, vient de
prendre la tête de la collection poésie de Gallimard. Collection qui était
alors dirigée depuis une vingtaine d’année par le poète André Velter, également
co-créateur du Printemps des poètes et compagnon… de Sophie Nauleau, nouvelle
directrice de ce même Printemps. La boucle est bouclée.
Vieux
poètes misogynes
Un
trio se partageant donc les quasi pleins pouvoirs des hautes instances de la
poésie française mais qui, selon Sophie Nauleau, est le fruit d’un « hasard de
calendrier ». Elle comprend l’image que cela peut donner, du moins « de loin ».
Elle insiste sur le fait que c’est Antoine Gallimard et lui seul qui a choisi
Jean-Pierre Siméon pour succéder à André Velter. Plusieurs autres éditeurs
d’importance croient savoir, eux, que le patron de Gallimard ne s’intéresse
guère à cette petite collection et qu’il nomme celui qu’on lui pointe du doigt.
Sa
propre nomination, six mois plus tôt, à la tête du Printemps, elle « ne
l’envisageait même pas », c’est Jean-Pierre Siméon qui a proposé son nom,
validé par le conseil d’administration de l’association présidé depuis toujours
par Alain Borer, rimbaldien radical luttant contre l’influence de l’anglais
(qu’il appelle « langue du maître ») et accusant Coluche d’avoir «cassé le
projet de langue française» avec sa « mal-diction ».
Le
conseil d’administration est composé entre autres de Monique Lang et, donc,
d’André Velter. Que soit souligné que ce dernier est son compagnon irrite
Sophie Nauleau, qui parle alors d’un réflexe « pavlovien » et «misogyne» chez
un grand nombre de poètes «à l’âge avancé». Même si nombre de nos
interlocuteurs ont tenu à nous préciser que s’ils étaient certes très critiques
envers ce petit cercle, ils étaient au moins satisfaits de voir enfin une femme
prendre la tête de la plus grande institution poétique française.
À
LIRE AUSSI Michel Houellebecq : «Mieux vaut s'écouter parler»
Le
moins subventionné des arts
Mais
voilà, à l’image d’un Jacques Bonnaffé criant sa colère, nombreux sont les
poètes, éditeurs et autres petites mains poétiques à n’en plus pouvoir de cette
« institutionnalisation » du vers français. Et au-delà de la ténacité de ce
sérail, c’est la gestion même du Printemps qui est aujourd’hui questionnée,
ainsi que le fond du discours porté, la façon de défendre la poésie et la
nature de celle constamment mise en avant.
Parler
du Printemps des poètes, c’est aussi parler d’argent public. Pour l’année 2016
par exemple, sur le million d’euros alloués par le Centre National du Livre à
la poésie en général (994.338 euros pour être exact), 255.000 euros l’ont été
aux activités structurelles du Printemps tout le long de l’année (quatre à cinq
personnes y sont salariées à l’année) et 65.200 euros pour les manifestations
diverses liées au Printemps. Un total de 320.000 euros donc, un montant plutôt
stable depuis la baisse regrettable de l’année 2013. Comparés à d’autres arts,
les chiffres sont, certes, loin de donner le tournis.
Mais
rapporté à l’ensemble, le Printemps représente ainsi 32% de la somme totale
engagée par le CNL, le plus grand donateur public de la poésie française. 25%
si l’on considère l’association seule. Autant dire que l’existence d’une telle
structure, au-delà de la manifestation annuelle, représentant un quart de
l’argent public consacré au moins subventionné des arts, se doit d’être efficace.
« Montrer
les enjeux sociaux, historiques, politiques qui se cachent derrière l'histoire
du vers »
Parmi
les missions du Printemps des poètes : l’éducation –le Ministère concerné aide
d’ailleurs également le Printemps, quoi que dans des proportions encore plus
minimes. Une mission que l’ancien directeur Jean-Pierre Siméon, féru de culture
populaire, prenait très au sérieux. Mais la façon de faire interrogeait déjà :
« À base de poésie bien sage, crachée telle quelle», selon un poète interrogé
qui ne croit pas du tout en l’efficacité des diverses interventions en milieu
scolaire.
Pour
un autre, Victor Blanc, représentant une nouvelle génération de poètes (auteur
de Réalité augmentée publié aux Éditions de l’île bleue en 2012), «il ne suffit
pas d'organiser des lectures ou des campagnes d'affichages publics, il faut
faire comprendre la spécificité de la poésie, montrer les enjeux sociaux,
historiques, politiques qui se cachent derrière l'histoire du vers. » D’autres
reprochent au Printemps de trop intervenir dans des écoles élémentaires, comme
si la poésie n’était qu’une discipline pour enfants.
Poésies
Un
autre point d’interrogation concerne le rôle de « Centre national de ressources
» du Printemps. Sous l’ère de Siméon, l’association avait également pris cette mission
au sérieux. Un millier de poètes ont alors été recensés et leurs biographies
publiées sur le site du Printemps, site qui sera par ailleurs modernisé très
bientôt par la nouvelle équipe en place. Le travail de ressources fait depuis
des années est « quelque chose de fastidieux mais de réellement utile », nous
confient plusieurs personnes liées par le passé à l’association qui craignent
désormais «une volonté de recentrer l’attention sur quelques auteurs choisis,
de hiérarchiser les poètes sans que les critères de sélections ne soient
explicités.».
On
touche là au reproche majeur fait au Printemps. Sophie Nauleau s’en défend,
assurant que « chaque voix à sa place dans la programmation du Printemps »,
citant des poètes aux styles différents et édités dans diverses maisons, une
hiérarchisation subtile favorisant une poésie en particulier est évoquée par de
nombreux auteurs et éditeurs. Une poésie loin des enjeux de société et de
langue, une poésie lyrique, aérienne, désengagée et aux ressorts culturels élitistes.
La poésie de l’après-surréalisme représentée par feu Yves Bonnefoy ou,
justement, André Velter.
Le
poète Paul de Brancion, aux textes bien plus vifs, définit cette poésie
institutionnelle loin d’être majoritaire, et pourtant dominante, comme « une
masse esthétique relative dans une langue qui n’a rien d’original. » Un constat
largement partagé et qui agace, une telle poésie n’ayant, de l’avis général,
aucune chance d’agréger les foules ni d’entrer dans l’histoire.
Là
est l’enjeu pour la poésie française contemporaine. Malgré l’optimisme affiché
de Sophie Nauleau qui rappelle « qu’on a jamais autant publié de poésie en
France », le genre reste, de fait, tout à fait marginalisé, que ce soit au
niveau de sa présence populaire et médiatique quasiment nulle ou de son poids
économique (0,3% de l’édition française en 2016 selon les chiffres du CNL).
« Comme
si le meilleur avait été fait et qu’il fallait s’y résigner »
Le
Printemps des poètes n’est évidemment pas responsable de tous les maux de la
poésie française, mais il devrait malgré tout jouer un rôle central dans
l’amélioration de cette situation, c’est sa raison d’être et ce qui justifie
son financement public. Durant la quasi-totalité des entretiens réalisés en
préparation de cet article nous a été par exemple souligné le trop plein
d’«hommages» au sein de la programmation de la manifestation, «une tendance
passéiste qui met la poésie contemporaine au second plan» pour certains, «comme
si le meilleur avait été fait et qu’il fallait s’y résigner» disent d’autres.
Trop de spectacles aussi. Une « théâtralisation ou musicalisation des poèmes
qui fait penser que ceux-ci ne peuvent pas se suffire. » L’oralité elle-même,
la récitation, fait de plus en plus de sceptiques.
Un
problème de communication apparaît également. Jean-Pierre Siméon «se méfiait
d’internet» et aucun community manager de métier n’a jamais été engagé. Sophie
Nauleau, elle, dit accorder une certaine importance au web. Un compte Instagram
a même été récemment créé, quoi que son approche esthétique ne convainct pas
encore tout à fait. Quant aux autres réseaux sociaux, Sophie Nauleau répète
leur accorder un rôle tout en s’en méfiant, désirant « rester à la hauteur de
la parole poétique. » « Pas la priorité », résume-t-elle en tiquant à
l’évocation de l’expression «trop anglaise » de community management.
« L'Hardeur
»
Comment,
alors, attirer le grand-public ? Le thème de cette année, « L’ardeur », ne
semble pas suffire. Si la directrice artistique justifie ce choix par une
volonté «de laisser le plus de liberté possible », des poètes et éditeurs
restent circonspects face à ce terme qui selon eux «ne représente rien de
concret ». Paul de Brancion considère même la possibilité de réaliser une
contre-soirée au Printemps, renommée « L’Hardeur », en référence aux
performeurs pornographiques. Un thème, il est vrai, autrement plus attirant….
C’est
précisément cet impact qui semble manquer. Que ce soit dans l’appropriation de
la culture populaire, tout à fait ignorée par le Printemps, ou de l’actualité.
Lorsqu’on demande à nos interlocuteurs s’ils auraient préféré un thème autour
des migrants, les réactions fusent et son unanimes : « Évidemment ! C’est le
rôle –oublié– de la poésie. »
Une
nouvelle génération « qui a besoin de cri »
Il
n’y a certes pas de solution miracle, mais une première étape, pour faire
renaître la poésie française et faire exister sa production contemporaine dans
les consciences, serait certainement et tout simplement d’acter. Acter qu’une
nouvelle génération émerge et qu’elle est autrement plus engagée et connectée
que la précédente, une génération « qui n’est pas comme ses aînés, résignés et
replets dans une poésie confidentielle» et qui a «un besoin de cri » selon
Victor Blanc. Une génération qui veut gueuler, investir les médias et les
sujets chauds, parler au plus grand nombre.
À
LIRE AUSSI La poésie contemporaine, une place à part au sein de la scène
littéraire francophone
Acter,
aussi, qu’il y a une sorte de crise de la poésie française, entre la génération
au pouvoir et la nouvelle. Entre la poésie en général et le public aussi, qui
ne voit que celle qu’on lui montre. Que cette crise soit à ce point réelle que
la plupart des personnes ayant témoigné pour cet article ont souhaité ne pas
être citées, de peur d’être exclues du peu qu’offre ce Printemps à des artistes
à la précarité au moins aussi concrète que les auteurs du Salon du Livre, en
pleine rébellion justifiée.
Il
semble urgent d’ouvrir un débat de fond autour de la politique de diffusion et
de production de la poésie française. La parole est à la poésie contemporaine.
À toute la poésie contemporaine. Une poésie qui risque fort, nous dit Victor
Blanc, «de passer à la trappe ».
Pour
le journaliste Guillaume Lecaplain, qui couvre la poésie contemporaine à Libération,
« le Printemps fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. »
Indéniablement,
la poésie mériterait beaucoup plus de soutien de la part des pouvoirs publics.
Mais encore faut-il le faire fructifier, ce support financier, le mériter, tout
faire pour parler le plus largement possible, notamment à la jeunesse populaire
et connectée. Mission que, pour certains, le Printemps des poètes ne remplit
pas suffisamment aujourd’hui.
À
LIRE AUSSI Comment les réseaux sociaux dépoussièrent la poésie
Peut-être,
enfin, que la poésie a besoin d’une autre instance, qui cohabiterait avec le
Printemps, plus jeuniste, plus provocante, plus vivante.
Slate.fr
Slate.fr