Là, le titre est juste en plein dans le mille. C'est une ode amoureuse, effarée d'intelligence perdue. La phrase déchirée, le verbe désossé, partagée toute la longueur se lit comme un texte continu ou partiel, selon le bon vouloir du lecteur. Paradoxe, la brisure de la phrase rend la litanie incohérente, alors que la performance manifeste qui surgit à la lecture en continu déroute, dérive et devient alors accumulative. On est brisé dans notre lecture suspendue, à tout le moins essoufflé, accablé, comme le fils accablé par l'amour de sa mère :
"La destinée est ainsi faite d'être sous la loi de Maman".
On est dans la virtuosité absolue de Mathias Lair. L'auteur, soumis au ravage brillantissime du savoir de la psychanalyse, de la sémiologie, de l'objet « petit a », du signifiant etc.
Ça dépote un max !
"Pas né mais
néné pas deux fois
né mais
nez à nez dans le même
air respiré…" (page 31).
Le reste est du même bois, mais la lettre tue :
«Entre la matrice et le monde comme
un hiatus dedans je suis »
(bien vu !).
«dans quelle folie
« maternelle entre la vie
et le monde où je flâne
je n'en suis pas encore
né à cinquante ans
faire constat de non-vie
tout ce temps dans le rien
criant ne pas être et faire
pourtant comme toute bête
ne pas être sujet(…)
Cette blessure que
leur épargner j'aurais voulu
de génération en génération
la blessure reportée
cette infection." (p. 35).
Voilà, c'est dit. Il s'agit de juguler cette infection qui tue.
On est sous la loi de Maman jusqu'au chapitre intitulé "Voix » qui est à mon sens sublime. Le hiatus est justement situé entre la voix matricielle de la mère et son corps ( le corps d’elle) en lui :
/il faut le sens pour démonter
le traficotage d'inceste je sais
le deviner sous les religieux délices /. (p.41)
« pas de point
de fuite pour ordonner ce monde
pas d'autre horizon que cette gorge profonde" (page 42).
On a la voix d'elle ou par excès ou par défaut, nous les hommes :
"La voix qui vient est d'une
idole ma voix qui monte
s'adresse à quelle morte la voix
toujours de ce qui n'est pas là
en même temps ma substance
disparue elle est
ce qui n'est pas et
dans cet écart
pleurer comme on jouit
l'amour est cette voix".(p.44)
Se souvient-on, petit, à certaines époques où la voix mue de ce changement étrange où de soprano on devient baryton . On baisse comme des montagnes russes et parfois, si la nature nous a donné une mère à voix chantante et haute, ne voilà-t-il pas que nous nous prenons à monter vers l'aigu – une fois l'adolescence passée – au téléphone, cela donne :
- Bonjour madame
- J'suis pas une dame ! Je suis un monsieur ! (baissant le ton de la voix exagérément vers le bas)
- (l’interlocuteur ou plus vexant l’interlocutrice) Oh, pardon, bonjour monsieur !
Ils nous auront pris pour elle, pour Maman :
"L'amour est cette voix"
"ou bien dans la voix demeurer
travaillé par l'absence" (page 45).
Voilà, de la voix à la langue, il n'y a qu'un pas, un bord (de mère naturellement). Mathias Lair cherche à "forger une langue étrange inaccessible". Il y arrive magistralement. Cela peut-être un peu perturbant pour le lecteur non gymnaste, mais c'est absolument salutaire pour l'esprit de se plier à cette duplicité virtuose qui est sienne.
Continuons. Le dernier chapitre s'intitule "Bord de mère" (je vous l'avais dit, bord d'elle, donc), l'affaire continue, elle est interminable, ça dure. Cela ne terminera donc jamais, cela monte en beauté :
"Etre c'est me défaire
de Maman le monde
entier est gagné
(gâché) par elle (…)
Au moins si
je pouvais la rafistoler pour
qu'elle parte ailleurs
sur son chemin sans
moi (…)
Recracher
le lait
qui m'a fait
pour naître
(n'être). » ( p. 58 )
Voilà, c'est fini, toute cette permanente transportation de l'Œdipe douloureux ressassé, aveuglé, perçu, perclus et courageusement chahuté, affronté par les mots, il reste.
« Et quand m’aime
ne puis le nier quand
elle part avec
dans son panier le monde
entier après m'avoir
tué d'un sourire
d'amour s'évanouissait
me laissant suspendu
de l'amour à la haine
ne me laissant m’aime
pas une bonne pure
haine mais des
chausse-trapes seule
ment". (p.61)
Magnifique épitaphe, on n'est pas loin du rythme du grand François Villon. Nous sommes tous des pendus provisoires, n'est-ce pas ?
Voilà Inzeste tel que je l'ai lu. Il reste l'amour, le sentiment qui ne laisse pas indifférent ni même un différent.
Paul de BRANCION